Les « deux-fois-né » de la philosophie (1)

J’écris « deux-fois-né » sans le pluriel parce que l’expression est une traduction du sanscrit DVIJA qui veut dire « deux-fois-né » dans l’absolu, en dehors de tout contexte. Il s’agirait donc d’un mot invariable.

Je soutiendrai dans ce premier article l’idée que la philosophie nous fait naître au monde d’une façon différente de la première naissance, qui est seulement biologique. Cette seconde naissance, si j’en crois mon expérience et celle d’amis ou d’élèves (j’ai longtemps enseigné la philosophie en terminale, et je continue de l’enseigner après ma retraite en classes préparatoires aux grandes écoles), a lieu le plus souvent entre 12 et 17 ans, plus rarement avant ou après.

Avant d’analyser spécifiquement cet accouchement par la philosophie (qui est ou spontané, du moins en apparence, ou qui se fait par l’intercession d’une autre personne, le plus souvent le professeur de philosophie de la classe terminale, à condition de savoir pratiquer la maïeutique, art de faire accoucher un esprit d’une connaissance qu’il porte en lui sans le savoir), je vais faire un détour par l’origine indienne de cette idée. Je laisse de côté la seconde naissance présente également dans le christianisme (« En vérité, je te le dis, si un homme ne naît de nouveau, il ne peut voir le royaume de Dieu. » (Évangile selon Jean, 3,3. Jésus répond à un pharisien appelé Nicodème) qui n’ajoute rien à l’idée indienne, sinon celle d’un Dieu unique.

J’écrirai de façon claire mais sinueuse, en prenant mon temps, en dilettante. J’écrirai sans effort excessif, laisserai les idées venir d’elles-mêmes me visiter, j’éviterai le pédantisme et les analyses de spécialiste (ce que je ne suis pas) puisque ce blog est principalement destiné aux non initiés, voire aux enfants (certains articles leur seront explicitement consacrées). Je l’entreprends parce que je crois qu’il n’y a pas assez de philosophie dans l’espace public, et que ce qui manque à la vieille Europe et à tout l’Occident, ce n’est pas une philosophie scolaire et universitaire souvent encline au dogmatisme et aux quelques certitudes (un de mes anciens élèves s’est même vu reprocher par ses professeurs et camarades de vouloir « seulement » philosopher et de ne pas vouloir agir !).

Les « deux-fois-né » de l’Hindouisme

« Ceux, parmi les deux-fois-nés, qui aimaient le plaisir, étaient violents, coléreux, courageux, peu enclins à l’accomplissement de leurs devoirs et qui avaient la peau rouge devinrent les guerriers, les Kshatriyas.

Ceux, parmi les « deux-fois-né », qui préféraient gagner leur vie par l’élevage et l’agriculture, qui avaient la peau de couleur jaune et étaient peu enclins à l’accomplissement de leurs devoirs devinrent les agriculteurs et les commerçants, les Vaishyas.

Ceux parmi les « deux-fois-né » qui aimaient tuer et mentir étaient âpres au gain, gagnaient leur vie par n’importe quel moyen, avaient la peau de couleur noire et n’observaient pas les règles de purification devinrent les artisans, les Shudras.
Séparés par leurs vocations, ces « deux-fois-né » formèrent les différentes castes. Mais les plus hautes vertus et l’initiation aux rites et aux sacrifices ne sont pas pour toujours interdites à ceux dont la naissance est la plus humble. » (Alain Daniélou, Les quatre sens de la vie, p. 33, Librairie académique Perrin, Paris, 1963, réédité depuis).

« Avec les rites propices ordonnés par le Véda (1) doivent être accomplis les sacrements qui purifient les corps des Dwidjas (2), celui de la conception et les autres, qui enlèvent toute impureté dans ce monde et dans l’autre. » Lois de Manou, Livre deuxième, 26, p. 25, Librairie Garnier Frères, 1939, d’après la traduction de A. Loiseleur- Deslongchamps (1833).

Les hommes-bébés

Je défendrai la thèse selon laquelle l’esprit philosophique, lorsqu’il apparaît en nous, nous fait naître une seconde fois au monde, ou plutôt à un autre monde, plus riche, plus nuancé aussi, plus mystérieux surtout, et qui suscite cet étonnement dont parlent Platon et Aristote.

Cette théorie des « hommes-bébés » décrit fidèlement l’expérience d’être projeté brutalement dans la philosophie (je ne crois pas qu’on décide de soi-même d’y pénétrer), d’être poussé hors du chemin ordinaire.

Philosophie et enfance

L’individu ne choisit pas d’entrer en philosophie. Elle s’impose à lui, et c’est en ce sens qu’il s’agit d’une seconde naissance (aucun nouveau-né n’a délibérément voulu naître), et pour cela je vais m’appuyer sur une philosophe contemporaine, peu connue du grand public, Monique Dixsaut.

Ce surgissement de la philosophia dans la vie d’un homme fait s’effondrer les représentations habituelles grâce auxquelles cet homme vivait tel un somnambule dans le monde ordinaire, familier, coutumier. Ce monde se dérobe sous ses pieds, et le fait accéder à ce qui ressemble à un autre monde, mais qui n’est pourtant que le même, mais perçu de façon plus fine, plus subtile. Ceci explique pourquoi l’enseignement philosophique, lorsqu’il est réalisé avec la ferveur qui convient, est tout sauf scolaire. Quelle nouvelle naissance propose la société occidentale à ses enfants ? Le baccalauréat ? Le permis de conduire ? Le premier joint ou la première cuite ? La première vidéo porno ? La première expérience sexuelle ? Tout cela est très pauvre, car rien n’est venu remplacer les initiations, les rites, les cérémonies qui se pratiquaient dans toutes les sociétés traditionnelles. A ce sujet, G. K. Chesterton, écrivain anglais du 20e siècle, disait que lorsqu’on ne croit plus en Dieu, on ne croit pas en autre chose, on croit en n’importe quoi (de mémoire).

NOTES :

(1) Le Veda signifie vision, connaissance. Ensemble de textes du védantisme et du brahmanisme (le plus ancien daterait du 15e siècle av. J.-C., le plus récent du 5e siècle av. J.-C.), les Vedanta (c’est un pluriel), sont souvent contradictoires entre eux, ce fait fait penser à l’histoire de la philosophie elle-même qui sera peut-être un jour considérée comme le sont aujourd’hui les Vedanta.

(2) « DVIJA (« deux-fois-né »). De la racine JAN-, naître. Ce terme désigne dans l’hindouisme les personnes mâles des trois premières classes ou varna, après qu’elles ont reçu l’initiation (upanayana). Celle-ci est, en effet, considérée comme une deuxième naissance, rituelle et symbolique, donnant accès à l’étude et récitation du Veda. (…) Un exemple éclairant est fourni par la nature. Les ovipares naissent en deux étapes. L’oiseau, par exemple, d’abord en tant qu’oeuf, puis comme poussin. » Les notions philosophiques, tome 2, p. 2834, PUF, 1990.


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Commentaires

3 réponses à “Les « deux-fois-né » de la philosophie (1)”

  1. Avatar de Régis Maag

    Comme je n’ai pas ta retenue en matière de pédanterie et de complexité, voici une petite remarque :
    On peut aussi réaliser la proximité de la petite enfance et de la philosophie par l’observation de la façon dont se structure la connaissance chez l’enfant, qui correspond aussi à l’infrastructure biologique de l’espèce. La structure et l’infrastructure sont juxtaposées en quelque sorte, et la philosophie tente de retrouver le réel derrière ses manifestations chaotiques, le substrat sous le mouvement, la détermination sous la liberté, dans un processus intergénérationnel d’abstraction progressive. L’enfant acquiert progressivement une compétence à interagir avec son environnement lorsqu’il a suffisamment observé les interactions répétitives qu’il entretient avec ce qu’il conçoit de plus en plus comme une extériorité liée. L’enfant structure notamment son langage selon les abstractions de ses expériences, c’est-à-dire que l’organisme remonte depuis l’action vers le concept et c’est ainsi qu’il finit par s’orienter dans le réel exactement et aussi approximativement que comme il s’oriente dans la pensée (alors que la pensée est pourtant seconde chronologiquement), sans toutefois, à la différence du philosophe, pleinement prêter attention au phénomène d’apprentissage lui-même. L’encéphale présente une évolution analogue, avec à la base l’hypothalamus qui permet d’entrer concrètement dans le mouvement du monde sans perte excessive et en amont le cortex préfrontal dédié à l’imagination créatrice qui outrepasse largement les seuls faits de l’expérience. La complexification de nos facultés cognitives à travers l’évolution des espèces se retrouve aujourd’hui dans la façon dont on apprend, dont on accède aussi lentement, à l’échelle d’une vie humaine, à la complexité. Si bien que chacun reproduit l’apparition de l’espèce à l’échelle individuelle, un peu comme si en 100 ans de vie il avait à rejouer les 100 000 ans d’existence de l’espèce. Grâce à la mémoire et la transmission du savoir, chaque naissance répète et dépasse les naissances précédentes. Et c’est ainsi que chaque existence se retrouve imbriquée dans une infinité de naissances, que la conscience naît et réalise sa puissance de façon de plus en plus avancée, forte des naissances et réalisations ancestrales. Avec chaque nouveau sujet qui naît, c’est en quelque sorte toute l’humanité qui accouche de son être. Paradoxalement, le naturel philosophique de l’enfant tend à se perdre dans la quête de majorité, cela me semble une raison suffisante pour s’intéresser de plus près à la « philosophie pour les enfants », par exemple à travers le programme de Matthew Lipman.

  2. Avatar de Laurent
    Laurent

    Il me manque une dimension tant dans le raisonnement d’Eric que la perception de Régis : ce monde où nait l’enfant est lui-même en gestation, n’est pas celui dans lequel nous sommes nés.
    Ma question lancinante de père puis grand père est bien maïeutique : comment aider pour que ce nouvel être soit libre et connecté au présent d’aujourd’hui qu’on comprend difficilement
    La philosophie est un vecteur de l’histoire qui permet à condition de l’aborder en toute liberté de mieux lire le présent et d’aborder l’avenir…..
    La confusion , voire le chaos d’aujourd’hui permet difficilement de vivre librement le présent et de laisser entrevoir les futurs possibles….
    Nota : la nullité des journalistes s’explique par la culture de l’image, le choix de prioriser l’émotion, de la fugacité de l’information brute ….. d’où la grande importance du discernement….

    1. Avatar de Éric Rouillé

      Mon cher Laurent, comme je suis content de te lire sur ce blog ! Ce que tu soulignes est très juste. Le monde se renouvelle sans cesse lui aussi. J’avais oublié ce « détail ».
      Nous sommes tous des « nouveaux venus », comme le dit Hannah Arendt, que les générations précédentes doivent accueillir, avec toutes les difficultés que cela représente, auxquelles on ne pense jamais assez. Le monde dans lequel ils sont jetés, ils n’y sont pas préparés à l’avance – ils ont le même cerveau que nos prédécesseurs d’il y a au moins 100 000 ans. Il faut leur faire accepter les lois en vigueur, qui elles aussi changeront parce qu’elles sont conventionnelles, artificielles, arbitraires, discutables et révisables indéfiniment.
      Lucrèce parlait dans De la nature (De rerum natura) de cette perpétuelle nouveauté qu’est la nature (ou le monde ou la réalité). Un nouveau né, nouveau-venu dans un monde toujours nouveau, quel défi pour l’espèce humaine ! Les animaux, qui se déplacent dans un cercle (je simplifie abusivement pour ne pas être trop bavard), n’ont pas ces problèmes d’adaptation.
      Et comme tu l’ajoutes, les médias augmentent ces difficultés en nous présentant le seul présent pour horizon. Les jeunes gens que je formais à l’acceptation du réel (qui pour nous comprend aussi bien le passé que le présent et le futur), s’imaginaient souvent que le temps présent était le meilleur, les générations présentes le « sommet » de l’évolution. Pour ce qui est de cette « culture de l’image », qui coupe l’herbe sous les pieds de l’imagination, elle amoindrit, voire annule, la possibilité de la conversation, du dialogue, de la création d’un discours articulé, raisonné, argumenté.

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